Les trois mousquetaires, vol. 1 (illustré par Maurice Leloir) - страница 14

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M. de Troisville, comme s’appelait encore sa famille en Gascogne, ou M. de Tréville, comme il avait fini par s’appeler lui-même à Paris, avait réellement commencé comme d’Artagnan, c’est-à-dire sans un sou vaillant, mais avec ce fonds d’audace, d’esprit et d’entendement, qui fait que le plus pauvre gentillâtre gascon reçoit souvent plus en ses espérances de l’héritage paternel que le plus riche gentilhomme périgourdin ou berrichon ne reçoit en réalité. Sa bravoure insolente, son bonheur plus insolent encore dans un temps où les coups pleuvaient comme grêle, l’avaient hissé au sommet de cette échelle difficile qu’on appelle la faveur de cour, et dont il avait escaladé quatre à quatre les échelons.

Il était l’ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun sait, la mémoire de son père Henri IV. Le père de M. de Tréville l’avait si fidèlement servi dans ses guerres contre la Ligue, qu’à défaut d’argent comptant,—chose qui toute la vie manqua au Béarnais, lequel paya constamment ses dettes avec la seule chose qu’il n’eût jamais besoin d’emprunter, c’est-à-dire avec de l’esprit,—qu’à défaut d’argent comptant, disons-nous, il l’avait autorisé, après la reddition de Paris, à prendre pour armes un lion d’or passant sur gueules avec cette devise: fidelis et fortis. C’était beaucoup pour l’honneur, mais c’était médiocre pour le bien-être. Aussi, quand l’illustre compagnon du grand Henri mourut, il laissa pour seul héritage, à M. son fils, son épée et sa devise. Grâce à ce double don et au nom sans tache qui l’accompagnait, M. de Tréville fut admis dans la maison du jeune prince, où il servit si bien de son épée, et fut si fidèle à sa devise, que Louis XIII, une des bonnes lames du royaume, avait l’habitude de dire que, s’il avait un ami qui se battît, il lui donnerait le conseil de prendre pour second, lui d’abord, et Tréville après, et peut-être même avant lui.

Aussi Louis XIII avait-il un attachement réel pour Tréville, attachement royal, attachement égoïste, c’est vrai, mais qui n’en était pas moins un attachement. C’est que dans ces temps malheureux on cherchait fort à s’entourer d’hommes de la trempe de Tréville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise l’épithète de fort, qui faisait la seconde partie de son exergue; mais peu de gentilshommes pouvaient réclamer l’épithète de fidèle, qui en formait la première. Tréville était un de ces derniers; c’était une de ces rares organisations, à l’intelligence obéissante comme celle du dogue, à la valeur aveugle, à l’œil rapide, à la main prompte, à qui l’œil n’avait été donné que pour voir si le roi était mécontent de quelqu’un, et la main que pour frapper ce déplaisant quelqu’un, un Besme, un Maurevers, un Poltrot de Méré, un Vitry. Enfin, à Tréville, il n’avait manqué jusque-là que l’occasion; mais il la guettait, et il se promettait bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait à la portée de sa main. Aussi Louis XIII fit-il de Tréville le capitaine de ses mousquetaires, lesquels étaient à Louis XIII, pour le dévouement, ou plutôt pour le fanatisme, ce que ses ordinaires étaient à Henri III et ce que sa garde écossaise était à Louis XI.

De son côté, et sous ce rapport, le cardinal n’était pas en reste avec le roi. Quand il avait vu la formidable élite dont Louis XIII s’entourait, ce second ou plutôt ce premier roi de France avait voulu, lui aussi, avoir sa garde. Il eut donc ses mousquetaires, comme Louis XIII avait les siens, et l’on voyait ces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutes les provinces de France et même dans tous les États étrangers, les hommes célèbres pour les grands coups d’épée. Aussi Richelieu et Louis XIII se disputaient souvent, en faisant leur partie d’échecs, le soir, au sujet du mérite de leurs serviteurs. Chacun vantait la tenue et le courage des siens; et tout en se prononçant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils les excitaient tout bas à en venir aux mains, et concevaient un véritable chagrin ou une joie immodérée de la défaite ou de la victoire des leurs. Ainsi du moins le disent les Mémoires d’un homme qui fut dans quelques-unes de ces défaites et dans beaucoup de ces victoires.