Les trois mousquetaires, vol. 1 (illustré par Maurice Leloir) - страница 4
Depuis le jour où je te promettais cette renommée, il a été publié et vendu en France deux millions huit cent quarante mille volumes de toi, quatre-vingts millions de livraisons illustrées, et six cents de tes ouvrages ont été reproduits par des journaux de Paris et de province, sans compter les pays qui n’ont pas de traités avec nous, qui te pillent et te répandent par millions d’exemplaires dans leur idiome national. Les traités qui te concernent et que j’ai passés avec tes éditeurs me réservaient le droit de faire une grande édition de luxe de tes œuvres choisies. Elle aurait formé vingt-cinq gros volumes; je ne l’ai pas encore faite; j’ai voulu laisser le public consacrer cette œuvre et faire sa sélection lui-même. Je n’avais pas à essayer de lui imposer une préférence. Et voilà qu’aujourd’hui tes éditeurs, d’eux-mêmes, sans que je sois intervenu en rien, ont eu la bonne pensée de consacrer la renommée toujours croissante des Mousquetaires, dans une grande édition, illustrée par l’illustrateur charmant de Manon, du Voyage sentimental, des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, Maurice Leloir. Demain, ce sera le Chevalier de Maison-Rouge, illustré par Le Blant, le maître peintre des Vendéens. En m’annonçant que son deux cent cinquantième dessin était terminé, Maurice Leloir m’écrivait: «Voilà deux ans que je vis avec d’Artagnan, Athos, Porthos, Aramis et tous les personnages de cette grande épopée. Vous ne sauriez croire avec quelle peine je les quitte. Puissé-je les retrouver bientôt dans Vingt ans après!»
Cette lettre m’a rappelé le jour où je suis allé te voir, alors que tu terminais le Vicomte de Bragelonne, et où je t’ai trouvé assis tristement dans ton large fauteuil, te reposant par hasard, et les yeux rouges: «Tu as pleuré. Qu’est-ce que tu as?» Je t’entends encore me répondre: «Un gros chagrin. Porthos est mort. Je viens de le tuer. Je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer sur lui. Pauvre Porthos!»
C’est avec ces convictions et ces solidarités-là qu’on écrit des chefs-d’œuvre.
Et si de ce jour nous remontons à ceux où tu commençais ce beau livre, quel entrain, quelle joie, quelle santé dans ce travail! Je te vois encore dans ce petit logement que tu t’étais loué, dans la maison de ton appartement officiel, sur la cour, et où il n’y avait qu’une grande table de bois blanc, un canapé, deux chaises, des livres sur la cheminée et un lit de fer où tu dormais quelques heures quand le travail du soir s’était prolongé dans la nuit. C’était là que tu te réfugiais pour ne pas être dérangé par tous les importuns et tous les parasites qui assiégeaient incessamment ta porte que tu ne leur fermais pas encore assez. Vêtu d’un pantalon à pieds, en manches de chemise, ces manches retroussées jusqu’aux coudes, le cou à l’air, tu te mettais au travail dès sept heures du matin et tu y restais jusqu’à sept heures du soir, où je venais dîner avec toi. Je trouvais quelquefois ton déjeuner intact sur la petite table que le domestique plaçait à côté de ton établi. Tu avais oublié d’y toucher, et, tout en dînant, et en dînant bien, des plats qu’il t’arrivait de confectionner toi-même, pour te reposer, tu nous racontais ce que tes personnages avaient fait dans la journée et tu te réjouissais à la pensée de ce qu’ils allaient faire le lendemain. Et cela durait pendant des mois. Quel beau labeur, et toujours allègre! «Qu’est-ce que c’est qu’un art, disait Corot qui sifflotait sans cesse en peignant, qu’est-ce que c’est qu’un art qui ne rend pas gai?» Tu pensais comme lui, et plus tu donnais la vie à tes créations, plus elle abondait en toi, semblable à ces grands fleuves qui, alimentés par des sources mystérieuses, se renouvellent d’autant plus qu’ils se répandent et s’élargissent. Ah! le bon temps! Nous avions le même âge: tu avais quarante-deux ans, j’en avais vingt. Les joyeux entretiens! Les doux épanchements! Mirages du cœur et de la mémoire! Il me semble que c’était hier!
Et tu dors, depuis près d’un quart de siècle, sous les grands arbres du cimetière de Villers-Cotterets, entre ta mère qui t’a servi de modèle pour toutes les honnêtes femmes que tu as peintes, et ton père qui t’a servi de preuve pour tous les héros de courage, de droiture et de bonté à qui tu as donné la vie. Et moi que tu considérais toujours et qui me considérais aussi comme un enfant à côté de toi, j’ai les cheveux plus blancs que tu ne les as jamais eus et me voilà déjà plus vieux que tu ne l’étais quand tu nous as quittés. La terre va vite. A bientôt.