Les trois mousquetaires, vol. 1 (illustré par Maurice Leloir) - страница 2
Pourquoi toutes ces réflexions philosophiques à propos des Trois Mousquetaires qui étaient, encore moins que toi et moi, hantés par de pareilles idées et qui s’en tenaient, en ces matières, à cette formule qui simplifiait tout: «la religion du Roy»? Parce qu’il est impossible d’évoquer le souvenir de ceux qu’on a aimés sans faire surgir et tourbillonner, comme un essaim d’oiseaux de nuit s’envolant des ruines où l’on pénètre, toutes les questions qui font, pour ainsi dire, leur nid dans ce mot: «la Mort». Et il n’est pas nécessaire que le mort ait été, comme toi, un homme illustre pour susciter ces problèmes, il suffit qu’il ait été bon, et nul ne l’a été plus que toi. Et pourquoi, ne sachant où tu es maintenant, t’adressé-je cette lettre? Parce que, quand nous avons perdu ceux que nous aimons, s’ils ne sont plus où ils étaient, ils sont partout où nous sommes. C’est à ce qui est toujours en moi de celui qui fut mon père que j’adresse ce souvenir et cet hommage qui lui parviendront où il est, si, du moment qu’il a participé à la vie matérielle, il participe désormais à l’éternelle vie sous une autre forme. Ce qui est certain, c’est qu’il ne s’est pas écoulé un jour, depuis vingt-trois ans que nous sommes séparés, sans que j’aie pensé à ce grand ami que tant de voix du reste m’auraient rappelé si, par impossible, j’en avais perdu la mémoire. Et je veux aujourd’hui profiter de l’occasion qui m’est offerte par la publication magnifique d’un de ses chefs-d’œuvre pour tenir un engagement que j’ai pris vis-à-vis de cette mémoire à une heure solennelle.
C’était au mois de décembre 1870. Nous étions chez moi à Puits, près de Dieppe. Mon père était là depuis le mois d’août, épuisé par le travail, comme son grand aïeul Walter Scott, qu’il avait tant admiré et qui lui avait montré la voie où il devait le suivre et le rejoindre. Il passait les journées à regarder silencieusement l’Océan que les pâles lueurs du soleil d’hiver faisaient se confondre avec un ciel brumeux et gris, et dont la respiration bruyante et régulière l’empêchait d’entendre la marée humaine qui nous arrivait de l’Est. Quelles pensées flottaient entre lui et cet horizon blafard? Il souriait à tous ceux qui lui tenaient compagnie, et quand je lui demandais comment il se trouvait, il me répondait toujours: «Très bien». Avait-il, sans vouloir nous le dire et nous en inquiéter, le pressentiment de sa fin prochaine ou simplement un besoin de repos égal au labeur accompli, et la sensation de bien-être que ce repos lui causait suffisait-elle à ce puissant organisme maintenant détendu? Il ne souffrait pas; il n’avait plus aucune préoccupation; il se sentait aimé et ne souhaitait pas autre chose. Après une grande journée de semailles, assis près de l’âtre, il laissait le sommeil bien gagné l’envahir peu à peu.
Un jour, comme je le faisais tous les matins, j’insistais pour le décider à se lever, la seule chose qui lui fût pénible, mais qui était nécessaire pour combattre la faiblesse, un jour, le 4 décembre, il fixa sur moi ses grands yeux si doux, et du ton dont un enfant implorerait sa mère, il me dit: «Je t’en supplie, ne me force pas à me lever; je suis si bien là.» Je n’insistai plus et je m’assis sur son lit. Tout à coup, il devint pensif et son visage prit une expression de grand recueillement et de grande mélancolie. Dans ses yeux si caressants tout à l’heure je vis briller deux larmes. Je lui demandai ce qui l’attristait ainsi. Il me prit une main, me regarda bien en face et me dit d’une voix ferme: «Je te le dirai, si tu me promets de répondre à ma question, non pas avec la partialité d’un fils ou la complaisance d’un ami, mais avec la franchise d’un vaillant frère d’armes et l’autorité d’un bon juge.
—Je te le promets.
—Jure-le.
—Je te le jure.
—Eh bien?...
Il hésita encore un moment; puis se décidant:
—Eh bien! crois-tu, me dit-il, qu’il restera quelque chose de moi?
Et ses yeux ne quittaient pas les miens.
—Si tu n’as pas d’autre inquiétude que celle-là, lui dis-je gaîment en le regardant comme il me regardait, tu peux être tranquille, il restera beaucoup de toi.