Les trois mousquetaires, vol. 1 (illustré par Maurice Leloir) - страница 3

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—Vrai?

—Vrai.

—Sur ton honneur?

—Sur mon honneur.

Et comme j’étais devenu d’autant plus souriant que j’avais à lui cacher mon émotion, il eut confiance. De la main qui tenait la mienne il m’attira vers lui et nous nous embrassâmes longuement. Il ne m’adressa plus la parole, comme si rien ne l’intéressait plus ici-bas. Il me regardait de temps en temps avec un remercîment dans son regard et une pression plus forte de sa main. Il s’assoupit de plus en plus. Le lendemain, 5 décembre, la fièvre le prit et, le soir, à dix heures, il mourait sans une secousse, sans un effort, sans le savoir.

Vingt-trois ans se sont passés depuis ce jour où tu m’as demandé mon opinion, et chaque jour a confirmé l’assurance que je te donnais, en toute conviction, à ce moment suprême. C’est que le monde de la pensée, y compris celui de la fiction, est régi par des lois aussi absolues et aussi infaillibles que celles de cet Univers dont j’admirais tout à l’heure l’équilibre et l’harmonie. L’homme ne se livre complètement qu’à ce qui le passionne, le charme, l’émeut, l’exalte, l’élève, qu’à ce qui le rappelle au sentiment de sa valeur et de sa dignité, de tout ce qu’il sent de supérieur en lui que le génie de l’écrivain a mission d’éveiller ou d’accroître. Il ne prendra jamais un plaisir durable au récit de ses turpitudes et de ses bassesses. Il pourra, surtout dans sa première jeunesse, sur les bancs du collège, à l’âge des curiosités à outrance, trouver quelque attrait malsain et solitaire à certaines psychologies basses, mais il se lassera et se dégoûtera bien vite de ces tableaux et il en reviendra toujours à ce qui sera sain et réconfortant. Dans le miroir que lui présentent les poètes, les dramaturges, les romanciers et les conteurs de toute espèce, il ne tient d’ailleurs pas à se voir tel qu’il est; il se connaît bien au fond, c’est un autre lui qu’il cherche, ce lui qu’il croit être ou qu’il ne désespère jamais de pouvoir devenir. Il sait parfaitement que le beau et le bien, s’ils sont plus rares, sont aussi vrais que le laid et le mal et que le vice n’a pas le monopole de la vérité. Partout où son âme et son cœur sont convoqués—et, sauf dans la religion et dans l’amour, où le sont-ils plus que dans la lecture?—il lui faut une espérance, une consolation, un appui, un idéal.

Voyez les yeux de cet homme ou de cette femme fixés sur ces pages que leurs mains tournent fiévreusement. Quelle absorption par celui qui leur parle tout bas! C’est là qu’il y a suggestion, transmission de pensée, substitution d’une volonté à une autre! Croyez-vous qu’il n’y ait que de la curiosité dans cette absorption, dans cet oubli de soi et de ce qui n’est pas le héros ou l’héroïne de l’aventure? Il y a, derrière tout cela, une conscience qui ne sait pas toujours qu’elle est en jeu dans cette affaire, mais qui veille sans cesse et dont les aspirations et les exigences ne s’arrêtent pas plus que les battements de notre cœur, même quand nous ne les sentons pas, et qui réclame sa part dans l’émotion perçue. Malheur à ceux de nous qui ne la lui font pas, car nous avons tous charge d’âmes.

Eh bien, voilà pourquoi, mon bon et cher père, j’ai pu te dire qu’il resterait beaucoup de ton œuvre, et pourquoi le temps envolé, depuis lors, a ratifié mon dire. Voilà pourquoi, avec tes héros bien portants, gais, spirituels, loyaux, intrépides, généreux, se dévouant jusqu’à la mort aux causes les plus nobles, aux sentiments les plus élevés, tu passionnes de plus en plus les foules depuis plus d’un demi-siècle; pourquoi, malgré toutes les écoles, toutes les esthétiques, toutes les discussions sincères ou non, toutes les partialités et tous les dénigrements où se débat la littérature actuelle, tu es devenu, tu restes et tu resteras l’écrivain le plus entraînant, le romancier le plus populaire, dans le bon sens du mot, non seulement de la France, mais du monde entier. Tu fais partie maintenant de ce qui soulage et console les misères humaines. Un grand chirurgien me disait dernièrement: «Tous nos malades de l’hôpital guérissent ou meurent avec un livre de votre père sous leur oreiller; quand nous voulons leur faire oublier les terreurs de l’opération à subir, les lenteurs de la convalescence, les pressentiments de la fin, nous leur ordonnons la lecture des romans ou des voyages de votre père, et ils oublient.» Tu n’es pas seulement admiré, tu es aimé, ce qui vaut bien mieux, et, dans certaines circonstances, tu es béni par ceux qui souffraient et que tu as aidés à supporter, à étourdir leurs souffrances. A force d’intéresser, de passionner, d’enthousiasmer, de faire rire ou pleurer ces grands enfants qu’on appelle les hommes, ils ont fini par te considérer comme de leur famille, et ils t’appellent le père Dumas. Il me semble te voir à côté du bon La Fontaine. Tu es l’aïeul souriant qui conte, pendant la veillée, les belles histoires des temps passés.