Les trois mousquetaires, vol. 2 (illustré par Maurice Leloir) - страница 4
Au reste, au bout d’une demi-heure de conversation, d’Artagnan était convaincu que milady était sa compatriote: elle parlait le français avec une pureté et une élégance qui ne laissaient aucun doute à cet égard. Il se répandit en propos galants et en protestations de dévouement. A toutes les fadaises qui échappèrent à notre Gascon, milady sourit avec bienveillance. L’heure de se retirer arriva. D’Artagnan prit congé de milady et sortit du salon le plus heureux des hommes.
Sur l’escalier il rencontra la jolie soubrette, laquelle le frôla doucement en passant, et, tout en rougissant jusqu’aux yeux, lui demanda pardon de l’avoir touché, d’une voix si douce, que le pardon lui fut accordé à l’instant même.
D’Artagnan revint le lendemain et fut reçu encore mieux que la veille. Lord Winter n’y était point, et ce fut milady qui lui fit cette fois tous les honneurs de la soirée. Elle parut prendre un grand intérêt à lui, lui demanda d’où il était, quels étaient ses amis, et s’il n’avait pas pensé quelquefois à s’attacher au service de M. le cardinal.
D’Artagnan, qui, comme on le sait, était fort prudent pour un garçon de vingt ans, se souvint alors de ses soupçons sur milady; il lui fit un grand éloge de Son Éminence, lui dit qu’il n’eût point manqué d’entrer dans les gardes du cardinal au lieu d’entrer dans les gardes du roi, s’il eût connu par exemple M. de Cavois au lieu de connaître M. de Tréville.
Milady changea de conversation sans affectation aucune, et demanda à d’Artagnan de la façon la plus négligée du monde s’il n’avait jamais été en Angleterre.
D’Artagnan répondit qu’il y avait été envoyé par M. de Tréville pour traiter d’une remonte de chevaux, et qu’il en avait même ramené quatre comme échantillon.
A la même heure que la veille d’Artagnan se retira. Dans le corridor il rencontra encore la jolie Ketty; c’était le nom de la soubrette. Celle-ci le regarda avec une expression de bienveillance à laquelle il n’y avait point à se tromper. Mais d’Artagnan était si préoccupé de la maîtresse, qu’il ne remarquait absolument que ce qui venait d’elle.
D’Artagnan revint chez milady le lendemain et le surlendemain, et chaque soir milady lui fit un accueil plus gracieux.
Chaque soir, soit dans l’antichambre, soit dans le corridor, soit sur l’escalier, il rencontrait la jolie soubrette.
Mais, comme nous l’avons dit, d’Artagnan ne faisait aucune attention à cette persistance de la pauvre Ketty.
II
UN DINER DE PROCUREUR
Cependant le duel dans lequel Porthos avait joué un rôle brillant ne lui avait pas fait oublier le dîner de sa procureuse. Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de brosse par Mousqueton, et s’achemina vers la rue aux Ours du pas d’un homme qui est en double bonne fortune.
Son cœur battait, mais ce n’était pas, comme celui de d’Artagnan, d’un jeune et impatient amour. Non, un intérêt plus matériel lui fouettait le sang; il allait enfin franchir ce seuil mystérieux, gravir cet escalier inconnu qu’avaient monté un à un les vieux écus de maître Coquenard.
Il allait voir en réalité certain bahut dont vingt fois l’image avait hanté ses rêves; bahut de forme longue et profonde, cadenassé, verrouillé, scellé au sol; bahut dont il avait si souvent entendu parler, et que les mains un peu sèches, il est vrai, mais non pas sans élégance de la procureuse allaient ouvrir à ses regards admirateurs.
Et puis lui, l’homme errant sur la terre, l’homme sans fortune, l’homme sans famille, le soldat habitué aux auberges, aux cabarets, aux tavernes, aux posadas, le gourmet forcé pour la plupart du temps de s’en tenir aux lippées de rencontre, il allait tâter des repas de ménage, savourer un intérieur confortable, et se laisser donner ces petits soins, qui, plus on est dur, plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards.
Venir en qualité de cousin s’asseoir tous les jours à une bonne table, dérider le front jaune et plissé du vieux procureur, plumer quelque peu les jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le passe-dix et le lansquenet dans leurs plus fines pratiques, et en leur gagnant par manière d’honoraires, pour la leçon qu’il leur donnerait en une heure, leurs économies d’un mois, tout cela souriait énormément à Porthos.