Les trois mousquetaires, vol. 2 (illustré par Maurice Leloir) - страница 7
Madame Coquenard tira le plat à elle, détacha adroitement les deux grandes pattes noires, qu’elle plaça sur l’assiette de son mari; trancha le cou, qu’elle mit avec la tête à part pour elle-même; leva l’aile pour Porthos, et remit à la servante, qui venait de l’apporter, l’animal, qui s’en retourna presque intact, et qui avait disparu avant que le mousquetaire eût eu le temps d’examiner les variations que le désappointement amène sur les visages, selon les caractères et les tempéraments de ceux qui l’éprouvent.
Au lieu de poulet, un plat de fèves fit son entrée, plat énorme dans lequel quelques os de mouton, qu’on eût pu, au premier abord, croire accompagnés de viande, faisaient semblant de se montrer.
Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les mines lugubres devinrent des visages résignés.
Madame Coquenard distribua ces mets aux jeunes gens avec la modération d’une bonne ménagère.
Le tour du vin était venu. Maître Coquenard versa d’une bouteille de grès fort exiguë le tiers d’un verre à chacun des jeunes gens, s’en versa à lui-même dans des proportions à peu près égales, et la bouteille passa aussitôt du côté de Porthos et de madame Coquenard.
Les jeunes gens remplissaient d’eau ce tiers de vin, puis, lorsqu’ils avaient bu la moitié du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient toujours ainsi; ce qui les amenait à la fin du repas à avaler une boisson qui de la couleur du rubis était passée à celle de la topaze brûlée.
Porthos mangea timidement son aile de poule, et frémit lorsqu’il sentit sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver le sien. Il but aussi un demi-verre de ce vin fort ménagé, et qu’il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercés.
Maître Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.
—Mangerez-vous bien de ces fèves, mon cousin Porthos? dit madame Coquenard de ce ton qui veut dire: «Croyez-moi, n’en mangez pas.»
—Du diable si j’en goûte!... murmura tout bas Porthos.
Puis tout haut:
—Merci, ma cousine, dit-il, je n’ai plus faim.
Il se fit un silence: Porthos ne savait quelle contenance prendre. Le procureur répéta plusieurs fois:
—Ah! madame Coquenard! je vous en fais mon compliment, votre dîner était un véritable festin; Dieu! ai-je mangé!
Maître Coquenard avait mangé son potage, les pattes noires de la poule et le seul os de mouton où il y eût un peu de viande.
Porthos crut qu’on le mystifiait, et commença à relever sa moustache et à froncer le sourcil; mais le genou de madame Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience.
Ce silence et cette interruption de service, qui étaient restés inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signification terrible pour les clercs; sur un regard du procureur, accompagné d’un sourire de madame Coquenard, ils se levèrent lentement de table, plièrent leurs serviettes plus lentement encore, puis ils saluèrent et partirent.
—Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant, dit gravement le procureur.
Les clercs partis, madame Coquenard se leva et tira d’un buffet un morceau de fromage, des confitures de coings et un gâteau qu’elle avait fait elle-même avec des amandes et du miel.
Maître Coquenard fronça le sourcil, parce qu’il voyait trop de mets; Porthos regarda si le plat de fèves était encore là; le plat de fèves avait disparu.
—Festin décidément, s’écria maître Coquenard en s’agitant sur sa chaise, véritable festin, epulæ epularum; Lucullus dîne chez Lucullus.
Porthos regarda la bouteille qui était près de lui, et il espéra qu’avec du vin, du pain et du fromage il dînerait; mais le vin manquait, la bouteille était vide; monsieur et madame Coquenard n’eurent point l’air de s’en apercevoir.
—C’est bien, se dit Porthos à lui-même, me voilà prévenu.
Il passa sa langue sur une petite cuillerée de confitures, et s’englua les dents dans la pâte collante de madame Coquenard.
—Maintenant, dit-il, le sacrifice est consommé. Ah! si je n’avais pas l’espoir de regarder avec madame Coquenard dans l’armoire de son mari!